LISK – The Long Island Serial Killer – Partie I

Le 14 juillet dernier, Rex Heuermann, un architecte new-yorkais de 59 ans, est arrêté par la police en bas de son bureau de Manhattan, sur la Ve avenue. Il est accusé d’avoir assassiné au moins trois personnes. Treize années après la découverte des premiers corps, le cold case du Long Island Serial Killer (LISK) semble en voie de résolution. 

C’est cette histoire que je voudrais vous raconter, le temps d’un été, parce qu’au-delà du fait divers, c’est aussi une histoire de l’Amérique.

Partie I. Shannan

Une grande partie de ce drame repose sur sa géographie.

Si vous avez déjà vu un film, ou une série, qui raconte une histoire de riches New-Yorkais, alors, il est tout à fait probable que vous connaissiez Long Island. C’est sur cette île que Gatsby, le héros du roman éponyme de Scott Fitzgerald fait construire son délirant manoir rococo. C’est là aussi que les membres de la famille Roy passent leurs week-ends, le temps d’un aller-retour en hélicoptère dans Successions. On pourrait aussi citer Sex and the City, Gossip Girl, Le Diable s’habille en Prada… et on serait loin d’en avoir fait le tour.

À main gauche, lorsque l’on regarde une carte, l’extrémité de Long Island touche presque l’île de Manhattan à laquelle elle est reliée par plusieurs ponts et tunnels. À l’extrémité opposée,  côté est, éloignée d’un peu moins de deux-cents kilomètres, l’île se termine en deux pointes qui forment, avec un peu d’imagination, la gueule d’un crocodile. Vous avez vu The affair ? C’est là que ça se passe, Montauk, dans la mâchoire du bas…

Si vous sillonnez l’île d’ouest en est, en partant de Manhattan, vous traverserez, selon la route empruntée, Brooklyn ou Queens, puis pénétrerez les comtés de Nassau et de Suffolk. Mais vous n’avez pas besoin de retenir tout ça. Il suffit juste de savoir que Long Island est divisée en quatre comtés : Brooklyn, Queens, Nassau et enfin Suffolk, où se passe notre histoire.

Dans l’autre sens, disons dans l’épaisseur du crocodile – toujours avec un peu d’imagination – les distances sont plus réduites : une trentaine de kilomètres à peine. Long Island, la bien nommée, s’étire en longueur. Au nord : les plages de cailloux et de rochers, la mer d’huile. Au sud, le sable, les dunes et les vagues. Devinez lesquelles sont les plus recherchées. Oui : celles du sud qui s’étendent à perte de vue.

Comme partout ailleurs dans le monde, les prix de l’immobilier sont fonction de la proximité du bien avec la mer. Plus c’est près, plus c’est cher. Mais, évidemment, comme nous sommes aux États-Unis, les prix, comme les maisons, touchent à la démesure.

Au moment même où j’écris ce récit, plusieurs biens, somptueux, sont proposés à la vente pour une cinquantaine de million de dollars. Nous parlons bien de maisons secondaires. À la location, ce n’est pas meilleur marché. Par exemple 250,000$ pour le seul mois d’août. Bien sûr, vous trouverez beaucoup moins cher, surtout hors saison et en dehors des Hamptons.


Je vous ai dessiné plus haut  une carte de Long Island en la comparant à un crocodile. Une autre de ses caractéristiques est de former une bande irrégulière de terres détachées de la côte sur presque toute sa longueur, formant plusieurs îles très étroites sur environ cent cinquante kilomètres, bordées de marais du côté continent et de sable côté océan. Ce sont les plages de Oak Beach, Jones Beach et Gilgo Beach.

Certaines sont privées, quoique rien ne les différencie des autres. Et c’est au moment où vous avez garé votre voiture, que vous avez sorti votre encombrant matériel dans les cris des enfants surexcités, que vous découvrez la pancarte « Residents Only ». Vous n’avez plus qu’à repartir à la recherche d’une plage publique, à quelques kilomètres, mais pas gratuite pour autant, puisque vous devrez payer, cher, votre parking.

Au milieu de ces bandes de terres, on a construit une route toute droite, l’Ocean Parkway, au goudron mal entretenu, de deux fois deux voies. On y devine des maisons parfois somptueuses, posées sur le sable, côté océan, ou plus ordinaires, tournées vers les marais.

La plupart de ces habitations sont regroupées en communautés privées avec des barrières, quelques fois des gardiens et toujours des caméras. Les résidents bénéficient d’avantages, comme un accès à ces plages privées dont vous avez été expulsé et l’assurance d’une existence à l’abri des regards. Ni vous ni moi n’avons le droit d’y pénétrer sans autorisation. Et il vaut mieux ne pas plaisanter avec la propriété privée aux États-Unis. En avril dernier, dans l’État de New York, un homme a tiré sur un groupe d’étudiants, tuant l’une d’entre eux, parce leur voiture s’était engagée par erreur le long du chemin menant à sa propriété.

Parmi toutes ces plages du comté de Suffolk qui font face à l’océan, Gilgo Beach est probablement la plus sauvage. C’est une grande étendue de sable et de dunes d’une dizaine de kilomètres qui commence sur le comté de Suffolk et se termine au tout début du comté de Nassau. Vous verrez que cela a son importance. On y vient aux beaux jours pour le surf et la tranquillité, pour éviter la foule aussi. Mais le fort vent glacé et la monotonie du paysage dissuadent les visiteurs l’hiver, malgré une piste cyclable.

Pour accéder à Gilgo Beach, des accès ont été ouverts dans une végétation très basse, extrêmement dense, constituée de broussailles, d’arbustes épineux dans lesquels il est impossible de s’aventurer.

C’est là, en bord de route, que les corps de Melissa, Maureen, Amber Lynn et Megan on été trouvés, alors que la police enquêtait sur une toute autre disparition : celle de Shanann Gilbert.


Dans le chapitre précédent, nous avons parlé de la topologie des plages de Long Island et nous nous sommes arrêtés à Gilgo Beach, où ont été retrouvés quatre victimes. Les « Gilgo four »

En me documentant sur cette affaire, j’ai été touché par le désir parfois désespéré des familles, de présenter les victimes, souvent une fille ou une soeur, pour ce qu’elles étaient, et non pour ce qu’elles faisaient. Lors d’une disparition, ou d’un meurtre, l’activité du défunt ou de la disparue est rarement mentionnée. On écrira « Un homme de 45 ans a été tué… » ou « Une femme de 30 ans a disparu… » A moins qu’il ne s’agisse de prostitués.

Même le New York Times, très éloigné des titres racoleurs, écrivait en 2016 « Prostitute Found in Long Island Marsh in 2011 May Have Been Murdered, Pathologist Says. » On avait retrouvé une prostituée, pas un individu, même pas une femme.

Au fil des années, les choses ont évolué. Au moins au New York Times. Le livre Lost girls, adapté en film pour Netflix, qui reprend l’histoire de l’une des victimes, y a probablement beaucoup contribué. En 2023, le même New York Times écrit : « Suspect Arrested in Serial Killings of Women Near Gilgo Beach. » Les victimes ne sont plus des prostituées. Mais des femmes.

J’ai hésité à écrire, comme le font certains journaux américains, le nom de famille des victimes précédé d’un « Madame ». Mme Barthelemy, Mme Waterman, Mme Costello, Mme Brainard-Barnes, Mme Gilbert, Mme Taylor, Mme Mack. Inconsciemment, vous vous seriez sans doute forgé une image plus humaine. Vous auriez peut-être imaginé Mme Waterman comme une mère. Ce qu’elle était : une mère de deux enfants.

Mais à les côtoyer, à lire leurs histoires, j’ai été frappé par leur jeunesse. De toutes jeunes femmes dont la plupart n’avaient pas 25 ans. Alors il m’a semblé que les nommer par leur prénom les rendrait plus proches, comme des amies, des soeurs, des filles.

Toutes ont été tuées, mais peut-être pas par le même homme. Nous y reviendrons. Même s’il a plaidé non coupable, Rex Heuermann est pour l’instant accusé d’avoir assassiné Melissa Barthelemy, Amber Lynn Costello et Megan Waterman.

Mais sans Shannan Gilbert, leurs corps n’auraient peut-être jamais été retrouvés.


1 mai 2010. Long Island

Shannan Gilbert est assise côté passager dans un SUV Ford en direction de Oak Beach, comté de Suffolk, Long Island. C’est une jeune femme d’une vingtaine d’années, blonde, mais elle porte sans doute une perruque. Les quelques photos publiées sur Internet la montrent rousse avec une frange, ou bien les cheveux frisés, parfois raides, le plus souvent brune. L’un de ces clichés a été pris dans une voiture et je pense qu’il reflète bien Shannan en cette nuit du premier mai. On l’a appelée un peu avant minuit. Son chauffeur était disponible pour la conduire à son rendez-vous. Elle a dit oui.

Ce soir, elle porte une veste de cuir marron et un jeans. Sur le cliché, son visage est tourné vers l’objectif. Grands yeux noirs très maquillés (sur d’autres photos, elle semble porter des lentilles de couleur). Boucles d’oreilles grandes comme des cerceaux dorés ; lèvres roses, très pulpeuses. Elle ne sourit pas.

Il faisait chaud lorsqu’ils ont quitté Queens, mais maintenant qu’ils se rapprochent de la mer, l’air s’est rafraîchi. De toute façon, ils ne conduisent jamais les fenêtres ouvertes. Dans les immeubles de Manhattan et les voitures, la climatisation tourne déjà à fond.

Son chauffeur s’appelle Michael Pak. Ils travaillent ensemble depuis un an, depuis qu’ils se sont rencontrés chez « World Class Party Girls service », une agence du New Jersey qui facture ses « Party girls » entre $500 et $3,500 l’heure. Mais l’activité de l’entreprise s’est brutalement interrompue lorsque la police a découvert que ses services incluaient de la cocaïne. Des « party girls » oui. De la drogue, non.

La mission de Michael consiste à mener Shannan à bon port et surtout, à la ramener. Comme toujours, il passera l’heure dans la voiture à jouer au Poker sur son téléphone. Habituellement, il gagne environ $70, mais je suppose que sa rémunération dépend aussi de la distance et du temps passé. Un peu plus d’une heure, aller simple, sans circulation. C’est la première fois qu’il fait autant de route pour un seul client. La rémunération pour Shannan est à la hauteur : $500. C’est $300 de plus que d’habitude.

Pak a repéré la route sur Internet avant de partir. Il n’y a pas de GPS dans sa voiture. Je ne me souviens plus si nous utilisions celui de nos téléphones en 2010. J’imagine les connexions difficiles, la lenteur du réseau 3G. Aujourd’hui encore, Goggle Maps me suggère de passer par les grandes plages dont nous avons parlé dans les épisodes précédents pour atteindre Oak Beach. Pak doit suivre le même chemin.

Les voilà sur Ocean Parkway, absolument seuls, dans le noir complet. Il n’y a pas d’éclairage public. La voiture dépasse Jones Beach puis Gilgo Beach où sont cachés les corps des quatre jeunes femmes assassinées. Puis enfin Oak Beach. Le client a prévenu : il ne faut pas rater l’entrée. Clignotant à droite, la voiture longe le parking, puis à gauche, par le chemin de la plage. Au-dessus des arbustes, on distingue les silhouettes de maison sans lumière. C’est là.


1er mai 2010. Oak Beach – Long Island

La voiture est bloquée par une barrière qui lui interdit l’accès à la communauté. « Residents Only ». Il y a bien une guérite, mais pas de gardien. Une pancarte bleue affiche dans le blanc des phares en lettres dorées « Oak Island Beach Association ». Sa parade annuelle, ses barbecues, son arbre de Noël…

Ici, vous pouvez acheter une maison ou vous en faire construire une, mais l’emplacement ne vous appartiendra jamais. Il reste la propriété de la ville.

Pak s’énerve. « Demande-lui comment on entre. » Shannan récupère le code, la barrière se soulève. N’importe qui pourrait la contourner à pied. Elle sert uniquement à renforcer la frontière entre public et privé. « No Trespassing ». Vous êtes prévenu.

La Ford avance lentement, feux éteints pour ne pas éveiller l’attention de l’une des soixante-dix maisons réparties le long de la côte. Il est presque une heure du matin. Quelle direction ? À droite, sur la « Fairway », numéro 8. C’est là que vit le Joe Brewer, 47 ans, en instance de divorce et sans emploi. Le client.

La Ford se gare, au bout de l’allée, dans la partie la plus isolée de la communauté, phares et moteur éteints. Shannan ouvre la portière. « Tu as tes deux téléphones ? » Oui. Celui qu’elle utilise avec ses clients et l’autre, pour la famille, les amis et sa propre sécurité. « OK. Fais attention à toi. » C’est aussi ce que lui a écrit sa mère un peu plus tôt :

« Sois prudente. »

« Je suis toujours prudente ».

Shannan a promis de passer les voir bientôt, elle et ses soeurs « avec plein de cadeaux. » « Pas la peine de dépenser de l’argent. C’est toi le cadeau. » Sa mère n’a jamais gagné plus de $14 par heure.

La frêle silhouette de Shannan referme la portière sans bruit, puis remonte le chemin jusqu’à la maison. Elle prend une longue respiration et frappe à la porte. L’homme apparaît. Il est grand, brun, lourd. Il pourrait l’écraser. « Salut ! Je m’appelle Joe. » « Shannan. » Il l’embrasse. Elle entre. On ne sait pas ce qui se passe ensuite.

Au pied de l’allée, Pak allume une cigarette. L’obscurité ne permet pas de distinguer la maison, même si elle est éclairée par endroit, mais on trouve sa photo facilement sur Internet. C’est une bâtisse de deux étages en mauvais état, construite en bois gris, comptant plusieurs terrasses sur ses trois niveaux, avec vue sur la mer. Dans le jardin ouvert et mal entretenu, on devine un toboggan fatigué qui n’a pas dû servir depuis longtemps. En 2012, la maison sera mise en vente à $430,000, un bien très accessible pour Long Island.

Le chauffeur attend debout, adossé à la portière et calcule l’heure à laquelle il sera rentré chez lui. Shannan n’accordera pas à son client une minute de plus. À moins qu’il ne paye.

Un peu avant deux heures, son portable s’allume. C’est elle.


Rien de grave. Elle lui demande d’aller acheter des cartes à jouer et des huiles de massage. C’est déjà arrivé par le passé. Une manière de gagner une heure de plus, dans le sens littéral du terme. « T’es sérieuse ? » Babylone, la ville la plus proche, est à vingt bonnes minutes. Aucune chance de trouver un magasin ouvert. Shannan s’énerve : on ne peut vraiment pas compter sur lui. Il n’a qu’à rentrer. Elle se débrouillera toute seule.

Pak ne veut pas perdre son argent. Il essaye d’être conciliant, mais qu’est-ce qu’il peut faire ? Shannan ne répond plus. Il l’appelle sur son autre téléphone. Elle décroche et l’envoie balader « C’est bon. Laisse tomber. »

Il ne sait pas quoi faire. Shannan est bipolaire. Elle ne prend pas ses médicaments qui la font grossir et la stressent. Ses comportements sont parfois imprévisibles. Est-ce qu’il doit attendre ou partir ? Finalement, Pak entend le moteur d’une voiture garée derrière la maison et distingue Shannan et son client lorsqu’elle passe devant lui. Où vont-ils ? Personne ne sait. La voiture est finalement de retour au bout de quinze minutes. C’est beaucoup trop court pour un aller / retour à Babylon. Est-ce qu’ils sont allés chercher de la drogue chez un voisin ? Impossible de le savoir. Pak note qu’aucun des deux ne porte de sac de courses. Le couple disparaît dans la maison.

Un peu plus tard, le chauffeur reçoit un nouveau message. Le client est prêt à payer plus, ça va durer encore un peu. Combien de temps ? Pas de réponse. À quatre heures, Shannan n’est toujours pas sortie. On n’est pas loin des $300 pour lui. Ça commence à devenir intéressant. Il s’endort en fumant un joint, lassé de jouer au poker sur son téléphone.

Un bruit le réveille en sursaut : on tape au carreau. C’est le client. Il ouvre sa fenêtre. « Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que vous voulez ? » « Il faut venir. » Shannan ne veut pas quitter la maison. C’est-à-dire ? « Elle ne veut pas partir. Il faut que vous m’aidiez à la mettre dehors. » Pak jette un œil rapide à son téléphone qui n’affiche aucun message. Il est rarement en contact avec les clients qui cherchent la plupart de temps à rester les plus discrets possibles. « Elle est où ? » « À l’intérieur. Venez. » Il est 5h, il fait encore nuit. Pack n’a pas d’armes. C’est juste un chauffeur.

Les deux hommes remontent le chemin, entrent dans la maison et montent dans la chambre. Shannan est là, habillée, assise sur le lit et regarde son téléphone. Elle ne relève pas la tête. La chambre est dans un sacré bordel – il n’y a pas d’autres mots.

— Hey ! dit le client. Ton mec est là. Il veut te parler. Ton chauffeur. Il veut te parler…

D’abord Pak ne dit rien. La scène est étrange, assez calme en fait. Shannan semble parlé à quelqu’un, ou toute seule. Le client pousse le chauffeur vers elle. « Vas-y. Parle-lui. Dis quelque chose… »

Du téléphone sort une troisième voix. « Madame… ? Madame… ? Où êtes-vous ? » Shannan a appelé le 911.


À ce stade du récit, il faut s’arrêter un moment sur ce numéro de téléphone particulier : le 9-1-1 (prononcez « Nine, One, One). Jusqu’à la fin des années 60, les Américains disposaient de trois numéros différents pour appeler l’hôpital, la police ou les pompiers. Mais en 1968, tous les appels sont centralisés vers un seul numéro : le 9-1-1. C’est une sorte de hub, un guichet unique qui va identifier le lieu de l’incident, sa nature et transférer l’appel vers l’autorité concernée. Ce transfert est très important, comme vous allez le découvrir avec Shannan, car, de son bon aiguillage dépendra la résolution, ou non, de l’incident…

On compte aujourd’hui plus de 2,5 millions d’appels par an sur tout le territoire. Parfois pour tout et n’importe quoi. Il n’est pas rare qu’un enfant compose le numéro pour une aide aux devoirs. Mais si vous appelez par erreur le 9-1-1, ne raccrochez pas sans signaler qu’il s’agit d’une mauvaise manipulation : on vous enverrait la police, des infirmiers ou les pompiers… qui vous seront facturés. À New York, comptez $750 pour une ambulance.

Dans une maison isolée de Oak Beach, Long Island, Shannan Gibert est assise sur le lit d’une grande chambre, téléphone à la main. Face à elle, Joe, son client et Pak, son chauffeur. Il est un peu plus de 5h.

— Shannan ?

— No. No, stop. No.

Sa voix reste calme, presque celle d’une conversation. Au téléphone, l’opératrice demande « Où êtes-vous Madame ? Conté de Nassau ou de Suffolk ? » Impossible de localiser un téléphone portable. 

La suite est décousue, ponctuée de longues pauses entre les échanges où les quatre voix se succèdent, sans jamais se chevaucher. Shannan demande : « Pourquoi tu m’appelles par mon nom ? Arrête et ferme la porte. S’il te plait. Ferme la porte.

— Allez… (Comme on parle à un enfant). On Sort. Viens. Tout le monde sort.

— Non… (Voix calme, un peu traînante). S’il te plait… Non.

— Je suis dans l’escalier. Tu vois ? Je descends l’escalier. Tu viens ? »

La conversation dure encore un peu. Pak et Joe tentent de persuader Shannan de venir avec eux, ce qu’elle finit par faire. Mais on a l’impression qu’elle s’affaisse ou se cogne. Pak demande si ça va, si elle peut continuer et Shannan répond, toujours calmement : – Est-ce que tu  veux me tuer ? « Tu es folle ? Pas du tout. » Mais elle continue. « Tu veux me tuer ? Est-ce que tu essayes de me tuer ?

— Arrête, tu me fais flipper. Viens. On s’en va.

— Au milieu de nulle part ?

— On est sur Long Island, au bord de la plage, de l’océan…

— Arrête. Arrête d’essayer de me tuer.

— Mais c’est moi Shannan. Viens. On retourne sur Manhattan.»

Pak parvient à la traîner jusqu’à la voiture. Le client ne les accompagne pas. Il est tiré d’affaire, croit-il. La fille est sortie de sa maison, de son jardin. Il n’est plus responsable de rien. Qu’ils se débrouillent. Ce n’est plus son problème.

Mais comme Pak ouvre la portière côté passager, Shannan lui échappe et s’enfuit en courant dans l’obscurité.


Pour une raison tenue secrète sur laquelle nous reviendrons plus tard, il faudra attendre mai 2022 pour que l’enregistrement de l’appel de Shannan soit diffusé dans son intégralité par la police. Il commence à 04h40 et se termine 23 minutes plus tard.

Sur la bande complète, on a le sentiment que Shannan est ailleurs, peut-être droguée, ce que l’autopsie va infirmer. Elle reste calme et élève parfois un peu la voix, quand elle refuse qu’on la touche. Pak parait presque amusé, ce que Shannan lui reproche : « Pourquoi es-tu aussi sarcastique ? »

Le problème essentiel de cet appel, l’erreur qui va faire perdre beaucoup de temps aux enquêteurs, tient dans les premières secondes. Lorsque l’opérateur demande où elle se trouve, Shannan se trompe. « Jones Beach », à une trentaine de kilomètres, dans le comté de Nassau. Vous vous souvenez du découpage de Long Island en comtés ? Brooklyn, Queens, Nassau et Suffolk. L’opérateur transmet donc l’appel vers le mauvais comté. Il faudra un mois aux enquêteurs pour faire le lien entre cet appel et les suivants. Perdre un mois dans une disparition, c’est se couper de nombreuses preuves immédiates.

Comme Shannan a gardé son téléphone avec elle, connecté à 9-1-1, il est possible de suivre son parcours à partir du moment où elle a quitté la maison. A l’autre bout de la ligne, l’opérateur, apparemment dépassé par la situation, a cédé sa place à une autre intervenante, plus assurée, qui tente d’établir un lien. « Shannan… Où êtes-vous ? que se passe-t-il ? » Pendant le temps qui correspond à sa fuite, on l’entend par deux fois pousser de grands cris.

Pak est remonté dans sa voiture. Il fait demi-tour et remonte le chemin par lequel ils sont arrivés, feux allumés. Il ne la trouve pas. Shannan s’est arrêtée au numéro 17 où vit un retraité. L’homme qui se prépare pour un long trajet est déjà debout. Il entend tambouriner à sa porte et ouvre. « Qu’est-ce qui vous arrive ? » Shannan ne répond pas. On entend son souffle rapide sur la bande. « J’ai besoin d’aide. » Ce seront ses derniers mots. « Arrêtez de vous faire du mal. » Shannan s’éloigne. « Où allez-vous ? » La communication est coupée, mais il reste encore un témoin.

Le retraité appelle 9-1-1 : « Une jeune fille de 14 ans, blonde, poursuivie par un homme… elle vient de quitter la résidence… » Il donne son adresse, comté de Suffolk. « OK, on vous envoie une patrouille ».

Dans sa voiture, Pak tourne à gauche, pour regagner Parkway Ocean, à la recherche de sa partenaire. Mais Shannan est partie en sens inverse, vers la mer. Elle descend sur Anchor Way et frappe à la porte du n°43, dont la façade est toujours illuminée, en souvenir de son ancien propriétaire, mort pendant les attentats du 11 septembre. Elle demande de l’aide, mais personne ne lui ouvre. À l’intérieur de la maison, la femme prévient 9-1-1, pour la troisième fois. Il est un peu plus de 5h30. Le soleil se lève.

Puis Shannan disparaît.


Pack finit par quitter Oak Beach, non sans avoir laissé plusieurs messages incendiaires sur le portable de Shannan. « Où est mon fric ? N’espère pas t’en tirer sans m’avoir payé ! » La police arrive peu après. Au N°17, le retraité a repoussé son départ pour témoigner. « Elle semblait avoir très peur. » Sentiment partagé par le second témoin. On en vient vite à parler de Joe Brewer, « Depuis qu’il est séparé de sa femme… les filles… la fête… » La communauté ne pourra pas tolérer ça très longtemps. OK, allons lui poser quelques questions. Les policiers frappent à sa porte. « M. Brewer ? » Pour l’instant, l’appel qu’a passé Shannan à la police de Nassau n’a pas été rapporté. « Cette fille est complètement folle, si vous voulez mon avis. Tellement défoncée qu’il ne s’est rien passé entre nous. Elle a dû trouver son chauffeur et repartir avec lui. » Ça n’ira pas plus loin. « Essayez de vous faire un peu oublier M. Brewer. OK ? » La voiture de police rentre à Babylon.

En début d’après-midi, Pack appelle Alex, le petit ami de Shannan. « Elle est avec toi ? – Non. – Chez sa mère ? » Non plus. Pack raconte l’incident. « J’y vais. Donne-moi l’adresse de ce connard. »

Alex. Shannan et lui sortent ensemble depuis plusieurs années. Il a d’abord été son chauffeur, au temps du « World Class Party Girls service » et, plus tard, peut-être aussi un peu son proxénète. Depuis plusieurs mois, leurs relations se sont dégradées. Shannan voulait arrêter son activité pour se consacrer à son rêve : devenir chanteuse à Broadway. Mais ce n’est certainement pas ça qui va payer le loyer. « Eh bien tu n’as qu’à bosser, toi ! » Le ton monte. Ils en viennent aux mains, aux poings. Il la frappe si fort qu’il lui casse la mâchoire. Elle ne porte pas plainte et se fait poser une plaque de métal pour joindre ses os fracturés.

C’est cette plaque de métal qui servira à identifier sa dépouille.

La rencontre entre les deux hommes se passe correctement. Joe Brewer est de bonne composition. Alex demande s’il a bien payé Shannan. L’autre confirme. « $1,000. C’est elle qui ne voulait pas partir. » Alex reviendra le lendemain avec Pak. Mais personne n’a rien vu. Rien entendu.

Pendant la semaine qui suit, c’est au tour de Mari, la mère de Shannan de faire du porte à porte avec ses trois filles et d’importuner les résidents. La police reçoit des plaintes. C’est une communauté privée. Vous vous souvenez ? « Residents Only. No Trespassing. » On perd du temps. Une semaine. Quinze jours. 

Lorsque Mari veut déposer plainte pour disparition inquiétante, on la renvoie à New Jersey City, où Shannan est domiciliée. A New Jersey City, on la renvoie à Babylon, où elle a disparu. On la balade. « Rentrez chez vous Madame. Elle sera de retour d’ici un jour ou deux. »

Et puis il y a ce troublant appel : « Mari Gilbert ? Vous êtes la mère de Shannan ? – Qui êtes-vous ? – Docteur Peter Hackett. Je voulais savoir si votre fille était bien rentrée à la maison. – Comment avez-vous eu mon numéro ? »


Le docteur Peter Hackett est un étrange personnage, plein de contradictions. Au sein de la communauté de Oak Beach association, il a ses fervents admirateurs et autant d’ennemis. En tant que médecin, il est parvenu à obtenir l’autorisation de conserver chez lui une véritable pharmacie grâce à laquelle il soigne toute la communauté. En cas de pépin, c’est lui que l’on vient voir en priorité.

Le livre « Lost girls », dont le film éponyme est inspiré, le présente comme un coupable potentiel et inquiétant. C’est un homme d’une soixantaine d’années, marié, père de deux garçons. Mari ne le connaît pas.

« Comment avez-vous eu mon téléphone ? »

« Votre fille s’est arrêtée chez moi, le matin de sa disparition.  Et… Elle n’allait vraiment pas bien, vous savez ? Elle avait besoin d’aide. »

Le médecin explique qu’il l’a mis ensuite « sous médicaments » et, comme il ne pouvait rien faire d’autre, l’a laissée repartir. « J’ai l’habitude de ce genre de cas, vous savez. Je dirige un foyer d’hébergement pour jeunes filles en difficultés. » Ce qui est faux.

Nous ne saurons probablement jamais si Shannan s’est vraiment arrêtée chez le docteur Hackett dont on dit qu’il est, au mieux, un affabulateur, au pire, un mythomane. Mais ses mensonges, ses revirements, ses incertitudes et approximations ont, de manière certaine, ralenti l’enquête. Il est par ailleurs personnellement responsable de la destruction de preuves, ce qui est, de la part d’un citoyen qui se dit au service de l’affaire, incompréhensible. Surtout pour la mère de Shannan qui va s’accrocher à cette piste, parce qu’elle n’en a vraiment aucune autre.

Lorsqu’elle rendra publique leur conversation, Hackett va d’abord nier son existence, jusqu’à ce que la présentation de preuves l’oblige à faire machine arrière. Quand une équipe de télévision le poursuit sur un parking pour obtenir un interview, le docteur simule (mal) une crise cardiaque, tombe à genoux en se tenant la poitrine, avant de remonter dans sa voiture et partir tranquillement. En 1996, après le crash d’un avion près de Long Island, il s’était inventé un rôle de super-héros, descendant au fond de l’océan pour y récupérer les corps. Un an plus tôt, Newsday, le plus important journal local avait eu des mots très durs pour condamner le docteur coupable, selon eux, de négligences à force de vantardise.

Mais tout cela ne fait pas de lui un criminel et pour la police, il est innocent. Ce n’est donc pas de ce côté qu’il faut chercher.

Mais alors pourquoi le Dr Hackett n’a-t-il pas visionné l’enregistrements des caméras de vidéo-surveillance auxquels il avait pourtant accès avant qu’il ne soit effacé ? Nous ne le saurons jamais. Il a depuis quitté la communauté pour vivre en Floride.


Voilà deux semaines que Shannan a disparu et la police de Suffolk répond toujours à peu près la même chose : « Votre fille va bientôt rentrer. » L’affaire ne les intéresse pas. Ils ne la prennent pas au sérieux. Les enquêteurs ont probablement accédé au casier de Shannan et découvert son parcours. Ce n’est pas seulement du mépris pour son activité, mais aussi la probabilité qu’elle soit introuvable parce que droguée. Plus loin, dans ce récit, vous rencontrerez Kim, la soeur d’une des victimes, toxicomane, qui disparaitra pendant plusieurs semaines, avant de réapparaître aussi brusquement. Ce sont des choses qui arrivent vraiment.

Début juin, la police de Suffolk contacte celle de Nassau et découvre l’appel de Shannan, les 23 minutes d’enregistrement. C’est suffisamment inquiétant pour ouvrir une enquête. Les témoins sont entendus en août (pourquoi avoir attendu deux mois ?) Le client, le chauffeur, le petit ami, et le docteur. Les maisons sont fouillées. Les voitures aussi. Tous passent au détecteur de mensonges et sont mis hors de cause. Les enregistrements vidéos des caméras placées à l’entrée de la communauté ont été effacés. On ratisse Oak Beach; on sonde les marais; on fouille les dunes sans rien trouver, jusqu’à un coup de pouce du hasard, ou de la chance.

Pendant toute l’enquête, depuis la disparition de Shannan jusqu’à l’arrestation du tueur présumé, les familles vont reprocher à la police son inaction. Par exemple : pourquoi n’avoir jamais rendu public, jusqu’à très récemment, l’appel désespéré de Shannan ? Ce silence autour de l’affaire va contribuer à alimenter les rumeurs les plus folles, nourrir les thèses complotistes, conduire les familles vers de fausses pistes, et, comme souvent, nourrir les soupçons de corruption. Vous connaissez les théories, le plus souvent fantasmées, à propose de notables fortunés et cyniques, organisant des orgies sous la protection des politiques et de la police. Un classique dès qu’il s’agit de prostitution. Sauf que, dans le cas du Long Island Serial Killer, c’est vrai. La police est corrompue. Nous y reviendrons.

John Mallia est un officier de police de 59 ans. Ancien détective privé, il a rejoint l’unité spéciale du comté de Suffolk il y a quelques années. Son supérieur le décrit comme tenace  : « quand John se met en chasse, rien ne peut lui faire lâcher son enquête. » Solitaire et taiseux, l’officier passe la plupart de son temps avec son partenaire, Blue, un berger allemand dressé pour retrouver les cadavres. On leur a confié la mission de retrouver Shannan mais, depuis juillet, les recherches autour de la Oak Island Beach Association n’ont rien donné. John est frustré. Il pensait obtenir des résultats plus rapides. On est déjà en décembre. Les premières décorations de Noël illuminent les façades. Le vent est glacé, les températures très basses, mais l’officier décide d’emmener Blue le long de Gilgo Beach pour l’entraîner.

Aux États-Unis, l’emploi des chiens pour retrouver les cadavres a commencé dans les années 70. Les animaux sont entraînés, dès leurs premiers mois, à identifier l’odeur caractéristique des corps en décomposition mais, aussi des squelettes, dans des conditions invraisemblables, sous d’énormes dalles de béton par exemple ou des mètres cubes de terre. Seuls, le gel ou la canicule peuvent empêcher les recherches.  En France, c’est l’affaire Dutroux qui en a généralisé la pratique.

L’entraînement ne convient pas à tous les chiens qui doivent faire preuve de qualités exceptionnelles de maîtrise de soi. La police utilise la plupart du temps de la « cadavérine », une substance extrêmement toxique et onéreuse qui imite l’odeur des tissus en décomposition. Une gouttelette de ce produit est déposée sur un chiffon, lui-même glissé dans un tube percé, puis l’objet est caché au milieu de broussailles, sous terre, parmi des odeurs parasites comme de l’essence et même, à proximité de chiennes en chaleur… Les chiens comptent plus de 200 000 millions de cellules olfactives. C’est quarante fois plus que nous, pauvres humains…


Le samedi 11 décembre 2010, en début d’après-midi, John Mallia, l’officier de police obstiné gare son véhicule sur le bas-côté d’Ocean Parkway, au niveau de Gilgo Beach. En cette saison, la route est déserte et déprimante. Pas de surfeurs ni de baigneurs; pas de touristes ni de cyclistes. Seulement un grand vent glacé qui pénètre tout, jusqu’à l’épaisse parka du policier. Il fait presque zéro (33°F), mais le ressenti descend beaucoup plus bas. Une fine couche de neige recouvre même la plage. C’est précisément la raison pour laquelle l’officier Mallia a choisi cet endroit : entraîner son chien à toutes les conditions.

La dune est sauvage, recouverte d’une végétation impénétrable constituée de ronces, de buissons denses et de petits arbustes. C’est un environnement dangereux pour Blue, qui ne doit pas se lacérer le museau ou les pattes. Son maître le tient fermement. Il a déjà perdu un partenaire lors d’une précédente enquête. Après avoir reçu six coups de couteau, Bloomer, son berger allemand, a dû prendre une retraite anticipée.

Devant la dune, Blue se fige d’abord en aboyant, remue de la queue et tire sur sa laisse. Il a senti quelque chose. Le cœur de l’officier Mallia s’accélère. Montée d’adrénaline. Il quitte le bord de la route pour le talus. En consultant les archives du FBI, le policier a appris que les tueurs abandonnent la plupart du temps leurs victimes à une trentaine de mètres au maximum du bas-côté.

Le chien et son maître se fraient difficilement un passage entre les ronces et les buissons jusqu’à la découverte d’un squelette enroulé dans une grande toile partiellement détruite, les mains et les pieds attachés par un ruban adhésif. L’officiel Mallia alerte le commissariat de Suffolk : il a retrouvé  Shannan.

Partie II. Melissa