Tintin et le langage

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Tintin. Le langage universel

(..) Il est le seul personnage central du cycle àne pas posséder une façon originale de s’ exprimer. (…) L’expression dupetit reporter (pas d’ excès, rarement un mot plus haut que l’autre, au pire «sapristi» ou «saperlipopette») est en
adéquation avec son visage lisse, peu expressif (deux points pour les yeux, petite bouche). C’ est une langue banale, ordinaire, sans aspérités. (…)

Chez Tintin, le langage est rarement source de comique, à de rares exceptions près : en Syldavie, en vertu de la convention selon laquelle le héros se fait comprendre dans toutes les langues du monde, il glisse (pour le lecteur essen- tiellement) des terminaisons à consonance syldave dans ses propos : «avec plaisirskaïa », dit-il à des paysans locaux qui lui proposent de l’ accompagner à la gendarmerie (Le Sceptre d’Ottokar, p. 25). L’universalisme linguistique de Tintin s’ étend même aux animaux, il se fait comprendre d’ un éléphant gr✠à une«trompette traductrice» (Les Cigares du pharaon, p.35),et il dialogue avec un singe (Tintin au Congo, p. 18).
Tintin est un homme de communication par excellence. Si l’échange est parfois difficile,voire brouillé avec l’extérieur, ce n’est pas du fait de Tintin, dont le langage œcuménique est parfaitement lisible, mais des codes propres aux autres personnages.

 

Milou. Un langage réservé au lecteur

Milou est le représentant d’ un langage spécifique qui a pour particularité de n’ être pas compris des autres acteurs de la série. On est ici dans la convention la plus totale: le fox-terrier, qui s’exprime dans un français très correct, comprend parfaitement ce que lui dit son maître, mais n’est pas compris de celui-ci.

La communication entre les deux acteurs est univoque, Milou répondant aux propos de Tintin qui, lui, ne l’entend pas. (…)
Milou est doté d’ un statut fantastique. Animal pourvu d’ une intelligence et d’une faculté de compréhension tout à fait humaines, il évoque Salomon, Sherlock Holmes ou une attitude «stoïcienne » et commente avec mépris le comportement des êtres doués de raison : « Ça bavarde comme des pies ces hommes», s’ exclame-t-il à la page 53 des Bijoux de la Castafiore.
Il y a de la schizophrénie chez Milou, qui supporte mal d’être considéré pour ce qu’ il est et méprise les autres animaux : « Moi je ne supporte pas ces bêtes qui parlent», dit-il à propos du perroquet de la Castafiore. Lorsqu’on s’ adresse à lui comme à un chien, Milou se vexe, et Tintin le considère le plus souvent comme un adulte humain (…).

Avec le temps, Milou évolue vers un statut plus canin, redevenant animal. Très bavard au début de la série, il commente par des apartés les actes de son maître ou ses relations avec lui :«Encore une blague de ce farceur de Tintin!», « Il en fera une tête, Tintin, quand il verra que je fume !, avant de devenir quasiment muet dans les derniers albums, à mesure qu’il reprend sa place naturelle.

 

Tournesol. Une réception brouillée

Au plan de la communication, il est le contraire de Milou : compris par les autres, il ne les comprend pas toujours. Sa communicetion n’ est pas annulée mais pervertie, elle n’est pas supprimée mais décalée.

Sa surdité engendre situations comiques, quiproquos et dialogues absurdes, qui rappellent certaines pièces d’Ioœsco, comme La Cantatrice Chauve, définie par son auteur comme «l’illustration de la tragédie du langage», tragédie du langage utilisée par Hergé comme ressort du comique. Même si Tournesol apparaît comme le champion toutes catégories du malentendu ses incompréhensions sont sources de méprises certes, mais n’ont pas de conséquences graves.

Ces malentendus génèrent souvent une progression «utile» du scénario, comme dans la fameuse scène des Bijoux de la Castafiore (p. 23) où deux journalistes qui l’interviewent sur une idylle supposée entre la cantatrice et Haddock, sont confortés dans leur hypothèse par les réponses du savant (celui-ci est persuadé qu’on est venu l’interroger sur sa dernière invention, une nouvelle variété de roses blanches). (…) 

Si Tournesol était complètement sourd, cela rendrait impossible tout rapport à l’autre. Sa surdité est partielle (il est llll peu «dur d’oreille», dit-il pudique- ment),ne captant que la dernière syllabe d’une phrase en la déformant Tournesol a tout d’un poète, mais d’un poète qui se focaliserait sur la rime. (…)

Il arrive parfois que la communication devienne impossible. AinsiHaddock est-il obligé d’écrire pour se faire comprendre de Tryphon, utilisant une craie pour lui faire savoir que son submersible en forme de requin ne l’intéresse pas.  

 

Les Dupondt. Confusion de la pensée et du langage 

Hergé utilise fréquemment les troubles du langage comme facteur de comique, les Dupondt étant les champions toutes catégories en ce domaine ; truismes- «il y a du vrai dans ce que vous dites»,disent-ils pour souligner une évidence – paronomases («Auguste» pour «au juste»), tautologies, contrepèteries, sont le mode d’expression quasi-permanent des deux policiers. (…)

Le comique de langage des deux policiers provient d’un maniement maladroit et détourné du code rhétorique, utilisé avec un excès de solennité. À l’inverse de Tournesol, le brouillage de la communication ne provient pas chez eux de la réception des messages d’autrui, mais de leur propre expression, qui débouche très souvent sur des propos incohérents à force d’illogisme, allant jusqu’à flirter avec la confusion mentale. Ce sont les champions de la fatrasie : est-œ l’incohérence de la pensée qui crée la confusion du langage ou l’inverse? Toujours est-il que le mélange des deux fait des Dupondt les spécialistes du paralogisme. 

(…)

Haddock exploite à merveille la faiblesse de raisonnement dont ils sont coutumiers : après avoir déclenché leur colère en déclarant que le cirque lunaire Hipparque avait besoin de deux clowns et qu’ils pourraient donc faire l’ affaire, il se rattrape par une sorte de faux syllogisme qui suffit à les apaiser : «Je retire ce que j’ai dit !..Le cirque Hipparque n’a pas besoin de deux clowns: vous ne pouvez donc pas faire l’affaire! »

Il y a un décalage entre leur fonction de représentants des forces de I’ordre et le fait qu’ils ne cessent d’introduire du désordre dans leur langage.

En réalité, le langage des Dupondt est à l’image dece qu’ils sont : redondants, superfétatoires, ils sont « un de trop». Leur physique est rigoureusement identique, mis à part l’extrémité de leur moustache, celle de Dupond tombant à la verticale, celle de Dupont remontant légèrement. Leur ressemblance est telle que l’un n’ajoute rien à l’autre et réciproquement. Si Dupont est superflu par rapport à Dupond (et vice-versa), cette redondance prend sa pleine mesure dans leur façon de parler. Conscients de n’être chacun qu’un demi-personnage, Dupond et Dupont se doublent l’un l’autre au plan linguistique. Rois de la tautologie, leur sacro-saint «Je dirais même plus» est drôle parce que, loin d’apporter un éclaircissement, il répète le discours de façon identique ou le déforme en le rendant inaudible. 

In Le comique de langage dans Tintin, Renaud Nattiez