Nietzsche et la musique

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« Nietzsche musicien, à la fois pianiste et compositeur.

Si la pratique du piano remonte à sa petite enfance, ses premières compositions datent de son adolescence. Plusieurs faits semblent frappants dans la recherche d’analogies, toujours présentes, avec Dionysos. Dès l’enfance, ses premières improvisations et tentatives de composition témoignent, à la fois, de son bonheur mais aussi de sa frustration qui marquèrent son rapport à la musique. À travers son expérience musicale se pose le problème du difficile rapport du son et du mot. Nietzsche affirme le caractère subjectif et immédiat de la musique ; à l’inverse, la forme poétique est retardée et objective. On voit, ici, la préfiguration vécue de la dualité entre Apollon, symbole d’objectivité, et Dionysos, symbole de la subjectivité et de la musique. Pour le jeune Nietzsche, l’artiste créateur est un médiateur : ses compositions sont dictées par une force supérieure venue d’ailleurs et comme étrangère à lui-même.

On retrouve là un aspect caractéristique de Dionysos. Cet aspect d’étrangeté de l’inspiration musicale et son caractère irrépressible sera présent chez de nombreux compositeurs, et notamment Mahler. Ces états d’extase, de projection hors de soi, sont retrouvés dans la Grèce ancienne et, plus tard, dans le courant romantique, comme deux expressions du daïmon.

Au cours de leurs entretiens de Tribschen, Wagner, expert en la matière, et Nietzsche aborderont ce thème de l’inspiration car Cosima note dans son journal cette parole de son mari : « Un musicien lorsqu’il compose, tombe dans un état de folie, de somnambulisme. Il en va autrement des travaux de l’écrivain ; les concepts sont des dieux qui vivent dans une convention ; les notes, elles, sont des démons ».

Conception analogue pour Nietzsche répondant à sa sœur, Elisabeth, qui lui a offert la reproduction d’une œuvre de Raphaël : « À cet effet apollinien, je ne saurai répondre que par un effet dionysiaque, la Nuit de la Saint Sylvestre (1863, puis remaniée en1871) et ensuite par un effet double apollino-dionysiaque, celui de mon livre (Naissance de la tragédie) qui paraît vers le jour de l’An » (1871).

Les choses sont claires : la musique qui prime est dionysiaque, le mot est apollinien et secondaire (Florence Fabre).

À propos de sa ManfredMeditation (1872) et du terrible jugement de Hans von Bülow (« Votre composition me fait plutôt penser au lendemain d’une bacchanale »), le malheureux compositeur compare son inspiration à un état où se mêlent plaisir, mépris, exubérance et sublime, qui rappelle son Zarathoustra (1883).  Une fois de plus, on constate que tout semble vécu d’abord musicalement, l’écriture littéraire ne semblant être que l’accomplissement de l’expérience musicale. Après la publication de sa Prière à la vie (1882) sur un poème de Lou AndreasSalomé et la rupture avec celle-ci, Nietzsche ne va plus composer pendant quelques années mais mûrir et formaliser ses goûts musicaux. Cette période est celle de la rupture avec Wagner et Schopenhauer, à qui Nietzsche reproche l’illusion et le pessimisme pour l’un, le désir de rédemption pour l’autre. Il reproche à l’art contemporain son goût pour l’effet et son absence de style qui mènent à la décadence. Ainsi s’explique, en partie, la rupture avec Wagner qu’il accuse d’ivresse malsaine s’autorisant toutes les faiblesses d’un romantisme finissant et à laquelle il oppose une ivresse de la force, l’ivresse créatrice.

Finalement, la quête esthétique consisterait à dompter Dionysos !  Il y aurait un art de la jeunesse, barbare, et un art de la maturité, de l’assouvissement, de la légèreté, de la luminosité, un art du Nord et un art du Sud, toute une évolution allant de Wagner à Bizet, de Tristan à Carmen.

Engouement pour Carmen, ressenti dès la première audition, car Nietzsche retrouve ici la passion du Sud et non la pitié ou la honte attribuées au Nord. Mais également Carmen, où il découvre tous les remèdes à ses maladresses de compositeur : équilibre entre harmonie et mélodie, et surtout, richesse mélodique, qu’il a cherchée jusqu’ici en vain.

Il va s’ensuivre de nombreuses interrogations sur une nouvelle esthétique musicale, une « méditerranisation » de la musique symbolisant l’élan vital, la corporéité de la pensée, union parfaite du corps et de l’esprit dans une intégrité humaine toujours menacée et toujours reconquise, cette esthétique du Grand Midi qui doit conduire à l’avènement de la musique dionysiaque, celle qui s’oppose, point par point, à la musique romantique.

Nietzsche se reposera encore une fois la question, pour lui quasiment existentielle, des rapports entre musique et parole. Dans cette métaphore du Grand Midi, la musique absorbe la parole comme la lumière du midi absorbe l’ombre qu’elle a enfantée. La musique engendre la parole.

Finalement, et de manière un peu schématique, on peut dire que chez Nietzsche, l’inspiration est d’origine dionysiaque (du chaos intérieur émerge la mélodie), mais sa mise en forme est sous l’influence d’Apollon (rôle civilisateur) afin de parvenir à la perfection de la création artistique. On note ici le nécessaire syncrétisme et l’indispensable complémentarité entre Dionysos et Apollon, dans la recherche d’une parfaite unité créatrice. Zarathoustra est à la fois tragédie et symphonie, philosophie et poésie. Toutefois, dans ses derniers éclats de lucidité, le philosophe s’identifiera progressivement à Dionysos, figure mythique du tragique dans sa pluralité, à qui il assignera la tâche de maîtriser la surabondance de vie qui le caractérise, de maîtriser son chaos intérieur, maîtrise indispensable à la création. « Contraindre le chaos à devenir forme » affirme-t-il en 1888, avant de se résoudre au silence. »

In De la flute de pan à la lyre d’Apollon. Patrice Imbaud

”Au-delà du nord, de la glace, de la mort – notre vie, notre bonheur. .. Nous avons découvert le bonheur, nous connaissons le chemin, nous avons trouvé l’issue de ces milliers d’années de labyrinthe.

In Introduction de L’Antéchrist, 1888, Friedrich Nietzche