Lafargue, Jules

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Soir de Carnaval

Paris chahute au gaz. L’horloge comme un glas
Sonne une heure. Chantez! dansez! la vie est brève,
Tout est vain, – et, là-haut, voyez, la Lune rêve
Aussi froide qu’aux temps où l’Homme n’était pas.

Ah! quel destin banal ! Tout miroite et puis passe,
Nous leurrant d’infini par le Vrai, par l’Amour;
Et nous irons ainsi, jusqu’à ce qu’à son tour
La terre crève aux cieux, sans laisser nulle trace.

Où réveiller l’écho de tous ces cris, ces pleurs,
Ces fanfares d’orgueil que l’Histoire nous nomme,
Babylone, Memphis, Bénarès, Thèbes, Rome,
Ruines où le vent sème aujourd’hui des fleurs ?

Et moi, combien de jours me reste-t-il à vivre ?
Et je me jette à terre, et je crie et frémis
Devant les siècles d’or pour jamais endormis
Dans le néant sans cœur dont nul dieu ne délivre!

Et voici que j’entends, dans la paix de la nuit,
Un pas sonore, un chant mélancolique et bête
D’ouvrier ivre-mort qui revient de la fête
Et regagne au hasard quelque ignoble réduit.

Oh! la vie est trop triste, incurablement triste!
Aux fêtes d’ici-bas, j’ai toujours sangloté :
« Vanité, vanité, tout n’est que vanité! »
– Puis je songeais : où sont les cendres du Psalmiste?


 

L’impossible

Je puis mourir ce soir ! Averses, vents, soleil
Distribueront partout mon cœur, mes nerfs, mes moelles.
Tout sera dit pour moi ! Ni rêve, ni éveil.
Je n’aurai pas été là-bas, dans les étoiles !

En tous sens, je le sais, sur ces mondes lointains,
Pèlerins comme nous des pâles solitudes,
Dans la douceur des nuits tendant vers nous les mains,
Des Humanités sœurs rêvent par multitudes !

Oui ! Des frères partout ! (je le sais, je le sais!)
Ils sont seuls comme nous.- Palpitants de tristesse,
La nuit, ils nous font signe ! Ah ! N’irons-nous jamais ?
On se consolerait dans la grande détresse !

Les astres, c’est certain, un jour s’aborderont !
Peut-être alors luira l’Aurore universelle
Que nous chantent ces gueux qui vont, l’Idée au front !
Ce sera contre Dieu la clameur fraternelle !

Hélas ! Avant ces temps, averses, vents, soleil
Auront au loin perdu mon cœur, mes nerfs, mes moelles,
Tout se fera sans moi ! Ni rêve, ni éveil !
Je n’aurai pas été dans les douces étoiles !


 

La première nuit

 (…) Je songe aux enfants qui partout viennent de naître,
Je songe à tous les morts enterrés d’aujourd’hui.

Et je me figure être au fond du cimetière
Et me mets à la place en entrant dans leur bière
De ceux qui vont passer là leur première nuit.


Né le 16 août 1860, (…) il se marie avec une jeune anglaise Leah Lee, à la fin de 1886 et meurt de tuberculose le 20 août 1887, à l’âge de 27 ans. Son épouse décède du même mal, en Angleterre, l’année suivante.

In La pierre et le sel